Marc et Sergio descendent du train du Montenvert, avec deux gros sacs...
Nos premiers pas sur la Mer de Glace, possèdent une résonance particulière.
La glace, miroir insolite, reflète les couleurs du ciel.
Les pas suivants sont comme feux de paille, où brûlent dans nos têtes, en parfaite anarchie,
"les misères" d'en bas. Les sacs lourds (25 kg) commencent à agacer, du coup, les premières
sueurs nous suffoquent; mais l'idée de quelque merveilleuse découverte, nous redonne vite le
bon rythme.Je m'applique à retrouver le passage, au plus court, dans la moraine de la
Jonction, désert de pierres concassées, qui proviennent du Tacul. Son énorme glacier
suspendu inspire le respect et quelque distance.
A notre gauche, voici que s'ouvre un large espace grand ouvert sur le ciel; à l'horizon le
glacier de Leschaux étendue laiteuse, longue robe blanche. Tout au fond, comme dans un
rêve, les Petites Jorasses déploient leurs fines arêtes, telle une nageoire caudale, d'un
esthétisme rare.
Après trois heures de marche forcée, l'arrivée au Refuge, est un soulagement. Rodrigue, le
gardien, est un modèle de gentillesse et d'hospitalité. Sur la terrasse, le sport favori du
monde entier est de scruter la paroi immense des Grandes Jorasses, à la recherche de
quelque âme qui vive.
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Permettez-moi une parenthèse; je laisse facilement la plume à Monsieur Walter Bonati: le 18
août 1949, équipé de cordes en chanvre, le voici aux trois quarts de la face.
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"Quinze heures déjà, et cinq cents mètres de paroi à gravir avant le sommet! nous sommes
bons pour un deuxième bivouac. Vite, rejoignons la crête en dos d'âne de l'éperon.
Et maintenant sauve qui peut! Nous allons assister à des phénomènes dont nous n'avions jamais
soupçonné l'existence: le vent hurle si fort à travers les pinacles de l'arête qu'il nous
abasourdit; la corde est la proie des tourbillons incessants et par intervalles, se tend en arcs
parfaits qu'on dirait tracés au compas.
Ne parlons pas de nous, qui risquerions fort de nous envoler si, prévenant à temps les rafales
furieuses, nous ne nous cramponnions à plein bras à un bloc de rocher... Vers 19h30, nous
sommes au bout de la crête et nous préparons notre deuxième bivouac. Faute de mieux, nous
entaillons à coups de piolets quatre emplacements dans la glace d'un petit couloir... Nous
essayons de nous préparer un peu de café en faisant fondre des glaçons. En vain...
Contentons-nous de partager quelques morceaux de sucre, et de nous enfiler, sans plus
tergiverser, dans nos sacs de bivouacs...
Quelle terrible nuit ! sarabande de frissons, contrepoint de claquement de dents. Quand nous
sommes à bout, nous pensons au sommet, pour tenir."
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Vous l'avez deviné, j'espère, ces quelques lignes sont tirées de son fameux livre "A mes
montagnes". Je n'ai pu résister au titre! Mais reprenons notre récit. C'est le lendemin que
nos coeurs vont battre la chamade, car la journée n'est que pénible portage et force de la
nature! Paradoxalement, j'aime ces longs cheminements, où longtemps je ne dis mot.
J'aime le bivouac, le scintillement de millions d'étoiles, le bruit lointain des torrents
sous-glaciaires; il semble parfois dommage de dormir.
Voici l'aube, il ne nous est pas toujours facile de sortir de notre torpeur.
"Entends-tu le crissement de nos crampons sur la neige? Le tintement tout en aigu des pitons
que l'on frappe? Les connais-tu, nos pinsons des neiges, vifs comme étincelles, dans leurs
escalades matinales, indifféremment sur glace ou pierre gelée?" La course altière des
niverolles nous va droit au coeur, exquis parfums de ces lieux sauvages.
La cordée avance tranquillement, se glissant entre les roches comme les lézards, furtifs.
"Te rappelles-tu Marc, ces contemplations sur les arêtes brisées toutes éclaboussées du
chaud soleil des hauteurs ?"
Tu comprends quelque temps, l'alouette dans le ciel, extatique, comme portée par le vide;
magnifique!
Tu la connais cette odeur de puits caractéristique des fours à cristaux.
Maintenant prenons toutes les pièces de quartz que nous pouvons. Leur bruit de verre, leur
poids, leur transparence virginale nous comblent d'une joie immense. Quelle finesse dans ces
formes, quelle intéressante folie dans leur sculpture; enfin de beaux cadeaux pour chauffer
nos coeurs et ceux de nos amis!
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"Comme glace pétrifiée" disaient les anciens...
" Tu bois un coup? Sergio?"
Marc et ce si bon vin, quelle classe!
Serge Bladet, Passy, le 4 avril 2001
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